• Introduction à la pensée de Jean-Claude Michéa

    Jean-Claude Michéa est un philosophe français. Son œuvre, qui s’étale sur plus d’un quart de siècle et contient une quinzaine d’ouvrages, constitue une analyse critique de la « civilisation libérale1 ». Je l’ai découvert début 2017, lors de la parution de son livre Notre ennemi : le Capital2. Pour la première fois, quelqu'un m'expliquait la société contemporaine d'une manière claire, exhaustive, et qui correspondait à ce que j'avais sous les yeux. La logique philosophique à l'œuvre derrière le chaos apparent du monde moderne devient limpide quand on lit Michéa. C’est pourquoi j’ai entrepris de faire une synthèse de la pensée de cet auteur – dont j’ai aujourd'hui lu tous les livres, pour la plupart plusieurs fois – majeur de notre temps, et d'en présenter les principaux concepts.

     

    Présentation de l'Auteur

    Jean-Claude Michéa est né en 19503 de parents communistes. Il grandit à Paris, dans le 12e arrondissement. C’est en lisant Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine (à l’âge de 14 ans !) qu’il décide de faire des études de philosophie4. Il obtient son agrégation en 19725, puis s’installe à Montpellier. Il passera l’essentiel de sa carrière au Lycée Joffre, ayant toujours refusé d’enseigner à l’Université car enseigner la philosophie […] à des futurs philosophes, c’est […] comme un boulanger qui ne fabriquerait du pain que pour les autres boulangers6. Il publie son premier livre « Orwell, anarchiste tory7,8 » en 1995 sur la base d’un article écrit douze ans plus tôt9. Michéa est, en effet, un spécialiste de l’écrivain britannique10. Il cite aussi fréquemment Karl Marx, Christopher Lash (penseur américain mort en 1995 que Michéa a beaucoup contribué à faire connaitre en France), ainsi que Guy Debord, l’auteur de La Société du Spectacle. Il a désormais pris sa retraite de l’Éducation Nationale et vit selon ses idées décroissantes dans une ferme des Landes11.

    Plongeons-nous maintenant sans attendre dans ce qu’on pourrait appeler « la thèse michéenne ». Je précise, avant ça, que le fait de synthétiser une œuvre philosophique qui s’étale sur plus de vingt-cinq ans m’oblige évidemment à des raccourcis et des simplifications. Mais cet article ne vise qu’à donner envie de lire Michéa. Il ne faut certes pas se contenter de ce que j’en dis.

    Jean-Claude Michéa en 1999

     

    La Genèse du Capitalisme :

    Le traumatisme des guerres de Religion

     

    Dans le cadre de son analyse critique de la société capitaliste, Michéa remonte le fil de l’Histoire et situe le commencement de la modernité aux guerres de Religion qui ravagèrent l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Ces guerres sont des guerres civiles ; or la guerre civile est, par définition, désocialisante. Là où une guerre contre un ennemi extérieur peut ressouder les liens qui unissent les citoyens entre eux, dans une guerre civile « le fils s’arme contre le père et le frère contre le frère12 ».

    Le traumatisme de ces guerres entraîne plusieurs conséquences :

    Tout d’abord l’idée que « l’homme est un loup pour l’homme13 », que l’être humain est incapable de vivre moralement. C’est ce qui fonde l’anthropologie pessimiste de la modernité14. Selon cette anthropologie, l’être humain n’est pas un animal social et politique15, mais un pur individu ayant pour seul moteur la poursuite de son intérêt propre. Idée que Michéa conteste en requérant au concept orwellien de Common Decency.

    Ensuite, le vœu bien compréhensible d’éviter, à tout prix, le retour de la guerre civile. Ainsi nait l’idée que puisque les êtres humains s’entretuent au nom du Bien, l’État devra être axiologiquement neutre16 (c’est-à-dire ne prendre appui sur aucune valeur morale, religieuse ou philosophique). C’est là l’idée de base du Libéralisme : chacun a le droit de vivre absolument comme il l’entend.

    En revanche, l’anthropologie pessimiste des modernes se couple avec un optimisme dans les pouvoirs de la Raison, ou plus exactement dans ceux de la rationalité scientifique, dont la physique expérimentale naissante, de Galilée à Newton, offrait un modèle privilégié17. De ce point de vue, il est possible d’orienter l’égoïsme des individus vers l’amélioration du sort de l’humanité18. La recherche effrénée de profit (autrement dit le désir de richesse, de pouvoir et de notoriété), et la concurrence généralisée qu’elle suppose, obligent les acteurs à innover en permanence (pour rester concurrentiels) ; et voilà l’origine de l’idéologie du Progrès.

    Rentrons maintenant dans le détail de ces trois concepts-clefs de la pensée de Michéa.

     

    L'Unité du Libéralisme

     

    Apparu (comme on l’a vu) dans le contexte des guerres de Religion, le Libéralisme est l’idée selon laquelle chacun a le droit absolu de vivre comme il l’entend. En d’autres termes, il s’agit d’une privatisation des valeurs morales, religieuses ou philosophiques19. L’idée – a priori – semble séduisante : chacun vit selon ses propres valeurs sans les imposer aux autres, avec pour seule limite la liberté d’autrui. Le problème, c’est que l’Homme n’est pas un Robinson sur son île déserte, mais un être qui vit en société. Comment, dès lors, régler et arbitrer les conflits et les questions que soulève la vie en commun ? L’actualité nous offre sans arrêt une foule de polémiques, que l’Etat libéral s’avère inapte à régler. Faut-il privilégier la liberté des hommes d’« importuner » les femmes (selon le terme d’une célèbre pétition parue dans Le Monde) ou la liberté des femmes de ne pas être importunées ? La liberté des athées de Charlie Hebdo de caricaturer Mahomet ou le droit des musulmans de ne pas être offensés par une caricature ? Le droit de l’enfant de connaître son géniteur ou le droit des lesbiennes de pratiquer la PMA avec donneur anonyme ? Etc. À partir du moment où on a supprimé toute valeur commune, il est quasi impossible de trouver une réponse durable à toutes ces questions20.

    Ce droit à la liberté individuelle absolue admet deux modalités : l’une politique et culturelle, l’autre économique. Autrement dit, le libéralisme est un tableau à double entrées21 : le droit absolu de faire ce qu’on veut de sa vie et de son corps, que Michéa appelle libéralisme culturel et qui, de nos jours, a plutôt la faveur de la Gauche, et le libéralisme économique, c’est-à-dire le droit absolu de faire ce qu’on veut de son argent, qui a plutôt la faveur de la Droite. C’est deux libéralismes en réalité ne font qu’un ; ou plus exactement, l’un amène toujours à l’autre et inversement.

    Effectivement, à partir du moment où on doit – selon le libéralisme économique – avoir le droit de produire, de vendre et d’acheter tout ce qui est susceptible d’être produit, acheté ou vendu alors aucune valeur traditionnelle ne doit venir entraver le commerce. Par exemple, tant que les femmes étaient financièrement dépendantes des hommes (qu’elles ne pouvaient pas percevoir leur salaire elles-mêmes, qu’elles ne pouvaient pas travailler ou ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari, etc.), cela faisait un marché en moins pour le capitalisme. Et ce n’est certes pas un hasard si c’est exactement au moment même (fin des années 1960) où les femmes ont conquis l’autonomie juridique et économique que la mode féminine a connu son essor. C’est donc bien, avant tout, parce que c’était l’intérêt du Marché que les femmes ont pu s’émanciper22. C’est pour des raisons similaires que les libéraux ont combattu la ségrégation en Amérique et l’Apartheid en Afrique du Sud. Il est donc absurde de voir, comme le font la Gauche et l’Extrême-Gauche, dans le féminisme et l’antiracisme (ou l’antihomophobie) des combats intrinsèquement anticapitalistes (quelques mérites qu’on puisse leur trouver par ailleurs).

    De la même manière, à partir du moment où chacun – d’après le libéralisme culturel – a le droit de faire ce qu’il veut de sa vie, donc de vivre selon ses propres valeurs sans se soucier de l’opinion des autres, cela signifie qu’il n’y a plus aucune valeur commune et partagée. Et que reste-t-il pour unir encore ces citoyens qui n’ont plus ni valeurs morales ni références culturelles communes ? Uniquement le Marché. On voit donc bien que le libéralisme économique (qui exige l’abolition par l’État de toutes les limites à l’expansion […] du marché et de la concurrence) et le libéralisme culturel (qui exige l’abolition par l’État de toutes les limites à l’expansion […] du droit de l’individu et des « minorités ») sont – d’un point de vue philosophique – logiquement indissociables23. Le Libéralisme est un ruban de Möbius (c’est l’image que Michéa utilise) : ruban dont les deux faces, que l’œil non-avisé voit comme opposées, n'en font en réalité qu’une seule puisque si vous faites glisser votre doigt sur l’une des faces du ruban, vous vous retrouvez immanquablement sur l’autre.

    Ruban de Möbius

    Le clivage gauche/droite tel qu’il fonctionne aujourd’hui est donc absurde. Il a d’ailleurs, et c’est tout à fait cohérent, été quelque peu mis à mal depuis l’élection d’Emmanuel Macron qui synthétise les deux libéralismes : politique économique pro-business (Start-Up Nation) d’un côté, défense du multiculturalisme (la culture française, ça n’existe pas ! déclarait Macron pendant la campagne de 2017) de l’autre. Macron est l’anti-Michéa par excellence. Il se réclame de ce que le philosophe dénonce.

     

    La Religion du Progrès

     

    Un des grands mérites de la pensée de Michéa est donc de restaurer l’unité philosophique du libéralisme culturel et du libéralisme économique que la rhétorique (pour ne pas dire la propagande…) politico-médiatique s’efforce de masquer. Un autre est de distinguer radicalement la Gauche du Socialisme. Radicalement, c’est-à-dire en allant à la racine des choses. Ce que Michéa pointe du doigt, c’est qu’aucun des premiers théoriciens socialistes (ni Marx, ni Proudhon, ni Bakounine, ni Fourier, ni Rosa Luxemburg…), dans leur diversité d’approches et d’opinions, ne s’est jamais défini comme un homme (ou une femme) de gauche. C’est uniquement à la faveur de l’affaire Dreyfus que s’est nouée une alliance entre les républicains bourgeois (autrement dit « la Gauche ») et les socialistes contre la Droite, à l’époque monarchiste et cléricale, pour sauver la République. Alliance au départ censée être purement défensive, mais qui deviendra finalement pérenne (notamment parce que de nouveaux dangers, comme le fascisme, apparaitront), donnant un sens nouveau (et plein de contradictions) au nom de Gauche24. Avant ça, les deux notions sont bien distinctes, Gauche et Socialisme divergeant sur un certain nombre de sujets, et notamment, sur leur rapport au passé.

    La Gauche s’est toujours présentée comme le camp du Progrès contre la Réaction. Elle se pense comme le Parti de demain (donc celui de la Modernité, des Lumières et de la Science) contre les obscures forces du passé. Le Socialisme, lui, a un rapport bien plus dialectique au passé. Apparu au XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, il prétendait au départ lutter contre une forme d’exploitation totalement nouvelle et inédite dans l’Histoire : le Capitalisme. Ainsi, si la grande majorité des socialistes approuvait ce qu’avait apporté les Lumières (l’égalité des droits, la chute de la monarchie absolue, la sécularisation des sociétés, etc.), ils entendaient en même temps dénoncer les nouvelles aliénations apportées par la modernité libérale.

    La foi naïve du progressisme de Gauche (le passé c’est mal, l’avenir c’est bien), que Michéa appelle le Complexe d’Orphée25, a pour conséquence de renvoyer tout ce qui vient du passé dans le camp de la Réaction – donc du Mal – et tout ce qui est réputé « moderne » dans le camp du Bien. Orwell ironise : « D’un côté la science, l’ordre rationnel, le progrès, l’internationalisme, les aéroplanes, l’acier, le béton, l’hygiène ; de l’autre la guerre, le nationalisme, la religion, la monarchie, les paysans, les professeurs de grecs, les poètes, les chevaux26. » Présenté comme ça, il parait évident qu’il convient […] de considérer [la modernité] dans sa complexité contingente et d’en démêler les lignes de force et les articulations afin de distinguer […] ce qui, en elle, émancipe les hommes, et ce qui les aliène (et donc, par contrecoup, ce qui dans l’héritage du passé peut ou doit être préservé)27.

    En clair, Jean-Claude Michéa nie toute nécessité historique. Il y a des choses à changer (et Michéa, fidèle à ses origines communistes, reste un révolutionnaire), comme il y a des choses du passé qui doivent être conservées. D’autant plus que les termes « conservateur » (celui qui voudraient maintenir les conditions existantes) et « réactionnaire » (celui qui voudrait revenir « en arrière ») ne peuvent évidemment définir des crimes de pensée si l’on adhère, au préalable, à une théorie du progrès et du sens de l’histoire28. Il n’y a pas de sens de l’histoire. L’Histoire est le résultat des actions des hommes. Et dans une société de classe, la société et son évolution sont bien sûr avant tout le résultat des décisions des classes dominantes. Et comme par hasard, ce qui est présenté comme un Progrès inéluctable correspond presque toujours aux intérêts des classes dominantes.

    Certes, Marx (sauf à la fin de sa vie29) et les marxistes orthodoxes (les marxistes-léninistes notamment) avaient tendance à voir d’un bon œil le Progrès technologique et le machinisme, contrairement à d’autres courants du Socialisme (libertaires, luddites…) qui étaient bien plus critiques et qui ont, sur ce point-là, la préférence de Michéa. Il n’empêche qu’ils ne pensaient pas devoir effacer le passé pour construire un avenir meilleur. La « cancel-culture » (comme on dit aujourd’hui) n’est pas une pensée, ou une pratique, socialiste. C’est au contraire une pure création du Libéralisme bourgeois. C’est parce qu’ils voient l’Humain comme un pur individu indépendant par nature, et donc dans tout lien social – autre que contractuel ou marchand – une limite insupportable à la sacro-sainte liberté individuelle, que les libéraux détestent toute forme d’enracinement dans un lieu ou une Histoire.

    Il convient de préciser, pour être clair, que cette opposition de Michéa à la « Religion du Progrès » (comme il l’appelle) n’implique évidemment pas le refus de toute « innovation ». Simplement, celle-ci ne doit pas être imposée comme allant de soi, forcément bonne et de toute façon inévitable.

     

    La "Common Decency"

     

    Après ces analyses, on arrive à un point où on a envie de dire à Michéa : « C’est bien beau de critiquer, mais qu’est-ce que tu proposes, camarade ? ». Si ce n’est pas la partie que le philosophe développe le plus (et certains lecteurs, dont moi, aimeraient parfois qu’il soit plus prolixe sur la partie « propositions »), il est clair que pour lui, l’anticapitalisme ne doit jamais se départir de la morale de ceux d’en bas.

    Jean-Claude Michéa partage effectivement avec Winston Smith (le « héros » de 1984) la conviction que s’il y a un espoir, il est du côté des prolétaires30. Si le socialisme réellement existant a dérivé en totalitarisme, c’est que ses dirigeants ont omis (sciemment ou non) de s’appuyer sur la « Common Decency », c’est-à-dire la décence commune des gens ordinaires. Ce dernier concept [les gens ordinaires / the common men] […] a, dans la terminologie d’Orwell, une signification beaucoup plus précise qu’il n’y paraît. Il désigne tous ceux (au premier rang desquels figurent évidemment les travailleurs) qui ne participent pas, en tant que classe, à la domination de leurs semblables, (et qui, cela doit être souligné, ne cherchent pas d’avantage à y participer à titre individuel)31 Cette décence commune, née des conditions de vie des prolétaires, est définie par Orwell comme une disposition « naturelle » à la loyauté, l’absence de calcul, la générosité, la haine des privilèges32.

    Michéa trouve les racines de cette disposition dans l’œuvre de l’anthropologue Marcel Mauss, auteur d’un Essai sur le don. Mauss montre, en effet, que la sociabilité primaire est basée sur la logique du don, c’est-à-dire sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Les relations marchandes et contractuelles sont des formes de sociabilité secondaires qui n’existent pas dans toutes les sociétés. Prenons un exemple facile : Quand vous appelez un copain pour votre déménagement, pourquoi vous rend-il service ? Il n’y est, en effet, contraint par aucun contrat juridique, et n’y a aucun intérêt économique. Mais les lois (non-écrites) de l’amitié impliquent qu’il doive vous aider en cas de besoin. De même, si quelques temps plus tard, c’est lui qui déménage, pourquoi lui rendez-vous service à votre tour ? Parce que vous avez une « dette » morale envers lui. Vous avez reçu de lui un don (en l’occurrence un service rendu gratuitement) et vous vous sentez redevable envers votre ami : vous pensez devoir lui rendre quelque chose. Générosité, reconnaissance, gratitude, voilà le roc anthropologique33 qui fonde les relations humaines. Cela remet radicalement en cause l’anthropologie libérale selon laquelle les Hommes ne sont mus que par leur intérêt propre.

    Pour Michéa, cette common decency constitue le socle sur lequel un mouvement socialiste moderne devrait s’appuyer. Ainsi, l’effondrement du soviétisme ne signifie pas qu’on doive aujourd’hui renoncer au Socialisme34. La véritable cause de la perversion que le Socialisme a connu dans l’Histoire, ce n’est pas que l’idée serait, en elle-même, vicieuse ou utopique, mais que le mouvement socialiste a été récupéré par la classe intellectuelle. Or, l’idée que la morale commune est une mystification bourgeoise est […] le seul point d’accord des intellectuels de gauche35,36. Et si la morale est, par essence, « bourgeoise », alors on peut […] penser, […] avec Lénine et Trotsky, que le mensonge et le crime peuvent être « moraux » s’ils « servent la Révolution »37. Ce que veulent, en somme, les intellectuels de gauche, c’est en finir une fois pour toutes avec « la vieille version égalitaire du socialisme » et […] précipiter l’avènement d’une société hiérarchisée dans laquelle ce serait enfin l’intellectuel qui tiendrait le fouet38. Ce détournement du socialisme par une clique de théoriciens qui finit par former une nouvelle classe dominante, très similaire, finalement, à celle qu’ils ont chassé du pouvoir est d’ailleurs tout le thème du roman La Ferme des Animaux d’Orwell.

    C’est donc à un nouveau socialisme qu’appelle Michéa : un socialisme débarrassé du mythe du « Progrès », qui soit « populiste », c’est-à-dire qui défende les intérêts de tous ceux d’en bas, qui défende l’égalité sociale ainsi que les libertés individuelles et collectives tout en prenant appui le « donner, recevoir et rendre » (que le développement de l'individualisme libéral a pour effet désastreux de détruire), et qui puisse enfin construire une société libre, égalitaire et décente39. Il y a urgence en la demeure car si aucun mouvement populaire autonome […] ne se dessine rapidement à l’horizon […] alors le jour n’est malheureusement plus très éloigné où il ne restera presque rien à protéger des griffes du loup dans la vieille bergerie humaine40. Tâchons donc de faire de l’œuvre philosophique de Jean-Claude Michéa l’usage politique qu’elle mérite.


     

    Notes

     

    1/ Selon le sous-titre de son livre L’empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007.

    2/ Publié chez Climats, en 2017.

    3/ C’est du moins ce qu’affirme Wikipédia.

    4/ À voix nue, épisode 1 : La chance d’avoir des parents communistes, France Culture, 07/01/2019. Les cinq épisodes de cette (passionnante) série d’interviews, sont écoutables et téléchargeables ici : http://ekouter.net/jean-claude-michea-a-voix-nue-sur-france-culture-4133

    5/ Toujours d’après Wikipédia.

    6/ À voix nue, épisode 2 : Paris avant les Bobos, France Culture, 08/01/2019.

    7/ Publié chez Climats, en 1995. Rééditer en 2020 avec une postface inédite.

    8/ Les Tories en Angleterre sont les conservateurs. « Anarchiste tory » veut donc dire anarchiste conservateur. Ce terme fut revendiqué par Orwell sous forme de boutade, mais constitue pourtant la meilleure définition de son tempérament politiquea.

    a/ Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Plon, nouvelle éd. 2006. Cité par Jean-Claude Michéa dans Orwell, anarchiste tory, Climats, nouvelle éd. 2020.

    9/ Postface à Orwell, anarchiste tory, Climats, nouvelle éd. 2020.

    10/ Deux essais de Jean-Claude Michéa sont expressément consacrés à George Orwell : Orwell, anarchiste tory (déjà cité) et Orwell éducateur, Climats, 2003.

    11/ / À voix nue, épisode 5 : Décroissance dans les Landes, France Culture, 11/01/2019.

    12/ Selon une formule de l’époque citée par Jean-Claude Michéa dans Le Complexe d'Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, 2011.

    13/ Formule utilisée par Thomas Hobbes dans De Cive et cité par Jean-Claude Michéa dans Le Loup dans la Bergerie, Climats, 2018. Le philosophe fait remarquer que cette idée est en fait un emprunt de Hobbes à Plaute, dans La Comédie des ânes : « L’homme est un loup pour l’homme, et non un homme, tant qu’on ne le connait pasa ». Comme on le voit, la fin de la phrase change le sens, de manière assez importante.

    a/ Pour ceux qui, à l’instar du Roi Loth dans la série Kaamelott, aiment bien se la péter en parlant latin, voici la citation en VO : « Lupus est homo homini, non homo, quom qualis sit novit ».

    14/ L’empire du moindre mal, op. cit.

    15/ Aristote : « L’Homme est un animal politique. », cité par Jean-Claude Michéa dans Impasse Adam Smith : brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002. « Politique » doit être compris ici dans son sens premier : « qui vit dans et à travers une polis [une « cité » en grec]. »

    16/ L’empire du moindre mal, op. cit.

    17/ Impasse Adam Smith, op. cit.

    18/ « Les vices privés font les vertus publiques » écrit Mandeville dans La Fables des abeilles. On retrouve cette idée chez Adam Smith (un des premiers théoriciens du Libéralisme) qui considère que la poursuite des intérêts égoïstes est favorable à La Richesse des Nations (selon le titre de son célèbre ouvrage).

    19/ L’empire du moindre mal, op. cit.

    20/ Dans Notre Ennemi : le Capital, Flammarion, coll. « Climats », 2017, Michéa prend également l’exemple de la pédophilie. Défendue par la gauche des années 1970 qui entendait supprimer tous les clivages entre l’enfant et l’adulte, elle est aujourd’hui considérée comme le pire des crimes. Attendu que le droit libéral est censé ne reposer sur aucune valeur morale, rien ne [peut] jamais garantir que ce qui est aujourd’hui stigmatisé […] ne sera pas glorifié demain. […] Et réciproquement.

    21/ L’empire du moindre mal, op. cit.

    22/ Bien entendu, Michéa ne nie pas du tout ce qu’il y a de positif dans l’émancipation permise par le Libéralisme. Le problème, c’est que, dans ce cadre-là, les femmes ne se libèrent de la tradition que pour se plier à la tyrannie de la modea.

    a/ Christopher Lash, Culture de masse ou culture popluaire ?, cité par Jean-Claude Michéa dans La Double Pensée : retour sur la question libérale, Champs-Flammarion, 2008.

    23/ Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche : de l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats, 2013.

    24/ Je renvoie ici notamment au chapitre de Notre Ennemi : Le Capital intitulé L’Affaire Dreyfus, ou le grand tournant du socialisme. Ainsi qu’à l’ensemble des livres de Michéa, cette question des conséquences historiques de l’affaire Dreyfus étant un des axes centraux de sa philosophie.

    25/ Dans son livre éponyme : Le Complexe d’Orphée, publié en 2011. Dans la mythologie grecque, Orphée est un poète dont la fiancée Eurydice est morte le jour de leurs noces. Il descend alors aux Enfers et convainc Hadès, le dieu des morts, de lui rendre Eurydice et de les laisser repartir tous les deux. Hadès accepte à condition qu’Orphée ne regarde pas en arrière avant d’être sorti du royaume des morts. Évidemment, c’est au moment même où Orphée va franchir la frontière entre le monde des morts et celui des vivants qu’il ne peut s’empêcher de se retourner, et qu’il voit alors sa fiancée disparaître sous ses yeux, cette fois-ci pour l’éternité. Jean-Claude Michéa appelle ainsi « complexe d’Orphée » cette incapacité chronique de l’homme de Gauche (autrement dit du « progressiste ») contemporain de « regarder en arrière », c'est-à-dire d’admettre que, sur quelque point que ce soit, les choses aient pu aller mieux avant.

    26/ George Orwell, Wells, Hitler and the World State, août 1941. Cité par Jean-Claude Michéa dans Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995.

    27/ Orwell anarchiste tory, op. cit.

    28/ Le Complexe d’Orphée, op. cit.

    29/ Voir notamment le chapitre Le Dernier Marx de Notre Ennemi : le Capital consacré à la rencontre entre Karl Marx et les populistesa russes, et la façon dont celle-ci l’amènera à corriger certains points de sa théorie.

    a/ « Populiste » désignait à l’époque (et c’est ce que le terme veut dire littéralement) celui qui défend « la Cause du Peuple ». Comme dit Michéa, dans le chapitre en question : le fait que le terme de « populisme » soit aujourd’hui presque unanimement considéré par la propagande médiatique et « universitaire » comme un quasi-synonyme d’extrême-droite en dit […] très long sur l’ampleur de la contre-révolution intellectuelle menée par la gauche libérale.

    30/ George Orwell, 1984. Michéa montre dans Orwell, anarchiste tory que si Winston échoue à renverser le système, c’est justement parce que malgré cette conviction qu’il répète plusieurs fois dans le roman, il ne s’appuie pas sur les prolos pour combattre Big Brother.

    31/ Impasse Adam Smith, op. cit.

    32/ George Orwell, New English Weekly, 16 juin 1938. Cité par Michéa dans Orwell, anarchiste tory.

    33/ Marcel Mauss, Essai sur le don, 1924, cité par Jean-Claude Michéa dans La Gauche et le Peuple : lettres croisées, Flammarion, 2014.

    34/ Même si, malheureusement, le stalinisme a jeté le discrédit sur le terme de « socialisme ». Michéa le concède notamment dans Les Mystères de la Gauche. Il dit même, dans cet ouvrage et dans d’autres, qu’un mouvement qui voudrait rassembler les classes populaires pourrait (ou devrait) utiliser, au moins au départ, un autre mot pour se décrire.

    35/ Orwell, anarchiste tory, op. cit.

    36/ Cette façon qu’ont les intellectuels de la Gauche bourgeoise à trouver que le peuple est bourgeois est quand même proprement hallucinante. C’est un peu comme si la Noblesse avait, en 1789, dénoncé comme « aristocratiques » les revendications des révolutionnaires français. Un des plus parfaits exemples, ces dernières années, de ce manque total de lucidité sur soi-même (qui fonde le sens du terme de « bobo » : le bourgeois qui se croit bohème) nous fut donné par l’inénarrable Mathieu Kassovitz (membre actif de cette clique du « show-biz » qui, de Florence Foresti à Camélia Jordana, en passant par Omar Sy et Adèle Haenel, fait semblant d’avoir des convictions « rebelles », généralement plus sociétales que sociales, alors qu’il sont aussi riches voire plus que les patrons du Cac 40), qui s’était permis, au début du mouvement des Gilets Jaunes, de leur dire (via Twitter) : « Votre combat n’est pas essentiel, il est bourgeois » (25 novembre 2018).

    37/ Orwell, anarchiste tory, op. cit.

    38/ George Orwell, James Burnham and the Menagerial Revolution, 1946. Cité par Michéa dans Le Complexe d’Orphée.

    39/ Mots d'Orwell souvent repris par Michéa, notamment à la fin de Notre Ennemi : le Capital.

    40/ Le Loup dans la Bergerie, op. cit.


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  • Commentaires

    1
    Sophie
    Vendredi 17 Décembre 2021 à 21:46

    Joli travail très intéressant. Bien sûr il faudrait lire JC Michéa. Pour ma part, peut-être un jour. Quand j’aurai du temps et l’esprit plus disponible ;)

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